Mon nom ne t’apporterait rien. Dans mon quartier, on me
surnommait Jeff. Pour Jeff Jefferies. Rôle interprété par James Stewart dans ce
vieil huis clos hitchcockien. La raison ? De ma fenêtre, j’assistais, impuissant,
aux faits et gestes de mes contemporains. Comme une vigie. Un mirador tourné
sur l’extérieur. Jusqu’au matin où je t’ai découvert. Début des années 70. Gamin
pédalant sur un vélo flambant neuf. La trajectoire pas encore rectiligne sur ce
quai du Rhône pourtant on ne peut plus droit. Ton père, fringant trentenaire,
prêt à lâcher ta selle, à te poursuivre, à te rattraper en cas de chute.
Premier envol. Quelques instants plus tard, je te retrouve au balcon de cet
immeuble qui me fait face et dont je connais la façade dans le moindre recoin.
Pierre par pierre. La somme de volets en fer gris que je recompterai tant de
fois. Passe temps de solitaire. Juste le fleuve qui nous sépare. Une partie de
mon grand écran quotidien. Toi, tout fier de dévoiler à ta mère la distance
parcourue qui augmentera au fil des sorties cyclistes. Entre le pont Gallieni
et le pont Pasteur. Mon unique champ de vision durant 35 piges.
Puis vint le temps de l’école primaire. Direction le bout de
l’avenue bordée de platanes. Toujours sur ta rive. Cartable imposant sur le
dos. Doigts de prisonnier rivés aux barreaux du portail blanc de la cour de
récré. A observer les péniches qui descendent vers le sud. Vers l’Eldorado de
tes rêves de môme. Premiers symptômes de fuite. De cavale. Même rituel les
automnes suivants. Hormis la besace qui rétrécit et un casque de walkman qui
vient compléter la panoplie de collégien puis de lycéen. Que peux-tu écouter ?
Juste t’isoler du brouhaha de la cité ? Celui qui rythme ma journée
monotone ? Les années défilent et j’espère toujours que tu franchisses le
fleuve. Pour découvrir tes traits. Si mon croquis mental est en adéquation avec
la réalité. Ma patience sera récompensée. Pendant dix mois, je vais pouvoir te
détailler à loisir. Car tu arpentes ce pont SNCF reliant nos deux rives. Le
tout sous mes fenêtres. Gare Perrache. Ton paquetage sur le dos, tu
t’engouffres chaque aurore dans cet express régional. Avant de faire le trajet
en sens inverse le soir venu. Le ministère des Armées aurait-il été clément
avec toi ? Durant cette période, ton regard flâne souvent sur les murs de mon humble
et froid foyer. Je ne t’ai jamais fais signe de la main. Je te connais depuis
des lustres mais tu me prendrais pour un fou. Avec raison.
Survient ce petit matin du 3 mai 2009. Une heure comprise
entre chien et loup. Tu as déserté depuis longtemps la capitale des Gaules, ses
quais fluviaux et ferroviaires. Je t’entraperçois certains dimanche. Panache
blanc de fumée exhalé à la poursuite de deux petites princesses perchées sur
rollers. Deuxième génération de sportifs de bas port. C’est ENFIN mon tour de
traverser. La société m’a offert un aller simple pour une nouvelle résidence en
périphérie lyonnaise. Une banlieue de l’ennui. Ta démocratie vire ses pauvres
du centre ville. Exit ma presqu’île. Plus d’eau. Plus de sortie de tunnel de
Fourvière synonyme de départ en vacances pour le commun des automobilistes.
Plus d’adieux déchirants ou de charmantes retrouvailles sur mon quai de gare.
Toutes sirènes hurlantes, je passe au pied de ton immeuble. Je lève les yeux.
Les volets en fer gris aux charnières rouillées sont clos. Tes parents ne sont
pas encore levés. Sous la bénédiction du feu rouge à l’angle de ta rue, je
profite de l’occasion afin de tourner la tête rapidement et ainsi mémoriser mon
ex-lucarne. Vu de ta rive. On redémarre. Alors seulement, je fixe le sol de mon
fourgon cellulaire. Je ferme les paupières. Tout est irrémédiablement imprimé.
Désormais, je suis sur ton balcon. Et c’est moi qui rêvasse face à ce que des
journalistes avaient baptisé « la marmite du diable ». Et là, cette
somptueuse fulgurance. Ce n’est pas moi qui ai pris perpète.
(Monsieur X, détenu de 1974 à 2009 à la prison St Paul de
Lyon)