lundi 9 septembre 2013

Fenêtre sur tour

Mon nom ne t’apporterait rien. Dans mon quartier, on me surnommait Jeff. Pour Jeff Jefferies. Rôle interprété par James Stewart dans ce vieil huis clos hitchcockien. La raison ? De ma fenêtre, j’assistais, impuissant, aux faits et gestes de mes contemporains. Comme une vigie. Un mirador tourné sur l’extérieur. Jusqu’au matin où je t’ai découvert. Début des années 70. Gamin pédalant sur un vélo flambant neuf. La trajectoire pas encore rectiligne sur ce quai du Rhône pourtant on ne peut plus droit. Ton père, fringant trentenaire, prêt à lâcher ta selle, à te poursuivre, à te rattraper en cas de chute. Premier envol. Quelques instants plus tard, je te retrouve au balcon de cet immeuble qui me fait face et dont je connais la façade dans le moindre recoin. Pierre par pierre. La somme de volets en fer gris que je recompterai tant de fois. Passe temps de solitaire. Juste le fleuve qui nous sépare. Une partie de mon grand écran quotidien. Toi, tout fier de dévoiler à ta mère la distance parcourue qui augmentera au fil des sorties cyclistes. Entre le pont Gallieni et le pont Pasteur. Mon unique champ de vision durant 35 piges.

Puis vint le temps de l’école primaire. Direction le bout de l’avenue bordée de platanes. Toujours sur ta rive. Cartable imposant sur le dos. Doigts de prisonnier rivés aux barreaux du portail blanc de la cour de récré. A observer les péniches qui descendent vers le sud. Vers l’Eldorado de tes rêves de môme. Premiers symptômes de fuite. De cavale. Même rituel les automnes suivants. Hormis la besace qui rétrécit et un casque de walkman qui vient compléter la panoplie de collégien puis de lycéen. Que peux-tu écouter ? Juste t’isoler du brouhaha de la cité ? Celui qui rythme ma journée monotone ? Les années défilent et j’espère toujours que tu franchisses le fleuve. Pour découvrir tes traits. Si mon croquis mental est en adéquation avec la réalité. Ma patience sera récompensée. Pendant dix mois, je vais pouvoir te détailler à loisir. Car tu arpentes ce pont SNCF reliant nos deux rives. Le tout sous mes fenêtres. Gare Perrache. Ton paquetage sur le dos, tu t’engouffres chaque aurore dans cet express régional. Avant de faire le trajet en sens inverse le soir venu. Le ministère des Armées aurait-il été clément avec toi ? Durant cette période, ton regard flâne souvent sur les murs de mon humble et froid foyer. Je ne t’ai jamais fais signe de la main. Je te connais depuis des lustres mais tu me prendrais pour un fou. Avec raison.

Survient ce petit matin du 3 mai 2009. Une heure comprise entre chien et loup. Tu as déserté depuis longtemps la capitale des Gaules, ses quais fluviaux et ferroviaires. Je t’entraperçois certains dimanche. Panache blanc de fumée exhalé à la poursuite de deux petites princesses perchées sur rollers. Deuxième génération de sportifs de bas port. C’est ENFIN mon tour de traverser. La société m’a offert un aller simple pour une nouvelle résidence en périphérie lyonnaise. Une banlieue de l’ennui. Ta démocratie vire ses pauvres du centre ville. Exit ma presqu’île. Plus d’eau. Plus de sortie de tunnel de Fourvière synonyme de départ en vacances pour le commun des automobilistes. Plus d’adieux déchirants ou de charmantes retrouvailles sur mon quai de gare. Toutes sirènes hurlantes, je passe au pied de ton immeuble. Je lève les yeux. Les volets en fer gris aux charnières rouillées sont clos. Tes parents ne sont pas encore levés. Sous la bénédiction du feu rouge à l’angle de ta rue, je profite de l’occasion afin de tourner la tête rapidement et ainsi mémoriser mon ex-lucarne. Vu de ta rive. On redémarre. Alors seulement, je fixe le sol de mon fourgon cellulaire. Je ferme les paupières. Tout est irrémédiablement imprimé. Désormais, je suis sur ton balcon. Et c’est moi qui rêvasse face à ce que des journalistes avaient baptisé « la marmite du diable ». Et là, cette somptueuse fulgurance. Ce n’est pas moi qui ai pris perpète.

(Monsieur X, détenu de 1974 à 2009 à la prison St Paul de Lyon)