- M. Tricao ?
- Bonjour
Madame.
- Bonjour.
Bien. Asseyez-vous là. Alors, depuis la dernière fois, quoi de neuf ? Votre vue ?
Toujours aucun souci de ce côté là ?
- Mouais…
J’ai l’impression que ça baisse. De près uniquement. Sinon ça va. Mais je
parviens encore à vous distinguer, Monsieur.
- Et
facétieux avec ça ! On va regarder tout ça. Fatigué le soir ? Des
maux de tête ?
- Non.
J’arrive à lire mais pour la télé, j’ai plaqué l’affaire.
- Ah
bon ?!? Des symptômes de quel genre ?
- Oh…
Pour 95%, je dirais la nullité des programmes proposés et 5% parce que je ne retrouve généralement pas la télécommande suite à la baisse de ma vue de près.
- Alors
vous, franchement ! Sinon vous lisez sur écran ? Sur E-Book ?
- Non. Gutenberg.
Méthode ancestrale. Vous savez les caractères imprimés sur des pages de papier numérotées
reliées entre elles et...
- Vous
allez arrêter de vous foutre de moi, M. Tricao ?
- Pardon.
- Bon.
Sinon, votre poids… Vous êtes monté sur la balance récemment ? Je vois que
vous étiez en très légère surcharge pondérale lors de votre dernière visite
et...
- C'est à
dire que de me peser avec mon blouson de moto, mon casque et mes bottes parce
que votre camion médical n'est pas chauffé l'hiver, forcément...
- …..
Je peux reprendre ? Rien d’inquiétant non plus, hein. Conséquences de
votre arrêt de fumer sûrement. Vous n’avez toujours pas repris au moins ?
- Pas depuis
dix ans. Ma fiche informatique n’est pas à jour visiblement. Ah où est la belle
époque des bons vieux dossiers médicaux cartonnés manuscrits remplis par de
belles mains manucurées d'infirm…
- On peut
avancer ou vous comptez poursuivre votre one man show dans le sas
d’attente ?
- Ok. J’ai
perdu dix kilos depuis la dernière fois que je vous ai vu. Mais aucun lien de
cause à effet, rassurez-vous.
- Des soucis
ou la simple volonté de faire un petit régime pour vous sentir mieux ?
- Les deux, mon capit... Pardon.
- Des
soucis de quel ordre ? Le travail ? Familiaux ? Autres ?
- Cochez
les trois. En fait, je crois que je supporte de moins en moins les autres.
‘fin, les cons surtout. Mais je ne dois pas être le seul dans ce cas.
- Effectivement.
Petite déprime assez fréquente constatée à la quarantaine…
- L’âge ne
fait rien à l’affaire. De 7 à 77 ans. Des cons. Point.
- Non,
mais je parlais pour vous…
- Allez-y ! Traitez-moi
de con pendant que vous y êtes !
- Enfin !
Vous vous méprenez ! J’évoquais votre coup de déprime, M. Tricao !
- Coup
de déprime, je ne pense pas… Je crois qu’en fait j’ai toujours eu ça.
- De
quoi ?
- Le
goût de la solitude. Même si ce n’est pas très populaire d’après le père Capdevielle.
- ???
- Laissez.
Ce sont mes références de vieux con. Ma part du gâteau.
- Trop
de stress aussi dans votre boulot, peut-être ?
- Si
vous appelez « stress » le fait de supporter mes collègues. Alors
oui.
- Vous
leur reprochez quoi exactement ?
- Leur
connerie. Leur soumission plaintive. A propos de tout. En boucle. Infinie. Sans jamais avoir la moindre étincelle pour mettre le feu à tout ça. Toute cette énergie négative dépensée en vain, l'extinction du risque, du nouveau, c'est beau...
- Vous
arrive t’il d’envisager qu’ils pourraient penser la même chose à votre
endroit ?
- Pourquoi
pas. Mais contrairement à eux, je fais des efforts. Je l’ouvre le moins
possible. C’est un bon début, non ?
- Je ne sais
pas… Et c’est moi qui pose les questions, M. Tricao. A part ça, pas de problème
pour aller à la selle ?
- Oh, je
suis un modeste cycliste du dimanche, vous savez. A peine trois mille
kilomètres les meilleures années.
- Vous le
faites exprès ? Vous voyez très bien de quoi je veux parler.
- Je vois très bien, je vois très bien… De loin alors ! Non, mais pas
de problème. Hélas.
- Pourquoi
« hélas » ?
- J’aimerais
demeurer enfermé dans ces lieux plus longtemps. Pour lire, penser. Simplement pour échapper aux
cons, en fait.
- Une petite
fixation, quand même. Bon. Je vais vérifier votre tension.
- Faut
peut-être que je retire ma combi de ski, non ? Ok. J’arrête.
- Neuf et
six ! C’est faible, dites moi. Pas de vertige quand vous vous levez ?
- Uniquement
quand je me couche, Doc’. Vertiges de l’amour. J’ai dû rêver trop fort. Ca
m’prend les jours fér…
- Vous avez
fini votre cirque, oui ?
- Oui.
- Bon, vous
êtes apte. Un peu de lassitude mais je mets ça sur le compte d’une petite
baisse de moral passagère. Mais vous pouvez toujours nous consulter si besoin.
Vous m’avez l’air plus taquin que déprimé en fin de compte. Vous qui aimez la
lecture, vous devriez écrire quand vous avez un coup de moins bien. Tenir un
journal, par exemple. Beaucoup de gens font ça, vous savez. SUR PAPIER RELIE,
HEIN, MONSIEUR TRICAO !?!
- En
2014 ??? Vous n’y pensez pas ! Ne le répétez pas, mais des savants un
peu fous disent que l'on peut ouvrir son propre blog sur Internet. Vive la
modernité, Docteur, non ?
- Fichez-moi
le camp !
- Bonne fin de journée, Miss Ratched.