La nuit
vient de tomber. Je le sais car la lumière tamisée de la lampe de bureau vient
remplacer le peu de jour qui filtrait jusqu’alors par les interstices des
volets vermoulus. Il est là. Avachi dans son fauteuil en cuir. Le regard fixe
et hagard du junkie en manque. A nous scruter, les copains et moi. Sur lequel
d’entre nous va-t-il jeter son dévolu ? Epancher sa soif de lecture ?
Appétit d’ogre pour des mots couchés sur le papier. Boulimique de tournures alambiquées
ou élémentaires. Jamais repu. Il vient de terminer un petit Caryl Ferey. Opuscule
bien frêle. Une sorte de jumeau. Car ne possédant comme moi qu’une trentaine de
feuillets. Simple mise en bouche avant de gloutonner sauvagement le prochain
qui lui tombera entre les mains. Il a dû apprécier, car ce dernier ne va pas
rejoindre le coin où s’entassent pêle-mêle les préposés au départ. Notre fameux
camp de rétention. Un comble pour un livre d’être traité comme un sans papier.
Le permis de séjour dans ce bureau peut aller d’une courte escale de deux jours
à la détention à vie. Ainsi moi qui vous cause, j’ai la chance de faire partie
des meubles. Mes atouts ? Un contenu enrichissant (ma beauté intérieure),
un format chéquier portefeuille et une tranche fière qui vieillit sans trop
jaunir. Contrairement à mes confrères de la
Série Noire, par exemple. La couverture en papier glacé
fatigue sans pour autant craqueler. Je cauchemarde parfois à l’évocation de ces
horribles rides qui rejoindraient ma maigre épine dorsale où règne mon patronyme
de parution dans une police rouge et noire microscopique. Faut dire qu’il prend
soin de nous. Jamais de pages cornées. Une règle.
Je suis bien
descendu plusieurs fois de mon perchoir, la peur au ventre de déménager sous d’autres
cieux, mais j’ai toujours réintégré mon étagère. Je dois toujours lui plaire.
Nous sommes de vieux amants. Je sais qu’une multitude de maîtresses pourraient
prétendre au même grade que moi. Je fais partie d’une famille nombreuse dont le
patriarche scribouillard est Pierre Desproges. La tribu s’est agrandie au fil
des années. Même mes cousines, des biographies plus ou moins exhaustives, sont
toujours présentes. Nous avons notre emplacement réservé. Pas trop ensoleillé,
éloigné de toute humidité synonyme de mort certaine pour ma fratrie.
Nous vivons en bon voisinage, écrit dessus écrit dessous entre Dard
Frédéric et Djian Philippe.
Et puis, il
y a les autres. Ceux qui patientent en préventive. Certains arrivés depuis des
lustres. Achats compulsifs. Parce qu’une chouette présentation, un format bien
maniable, une quatrième de couverture alléchante, un coup de cœur offert par un
autre vampire lexical de ses connaissances, ou que sais-je encore… Et de
traîner là. Dans l’attente. Le couloir de la mort avec pour perspective
l’acquittement (adoubement, devrais-je peut-être écrire) ou le départ vers d’autres
latitudes. Bien que d’après quelques réchappés revenus par erreur, notre sort
serait enviable. Jamais de déchèterie, autrement dit « la fosse commune »
dans notre jargon. Un recyclage d’occasion en librairie ou sur un étal de
bouquiniste, il y a pire, non ? Nous avons aussi les « pistonnés ».
Une classification à part. Pas forcément irrésistibles mais dédicacés, les diables.
Je les hais. Avec leur paraphe d’auteur comme une légion d’honneur couchée sur
les premières pages, les décorés nous narguent. Le précieux sésame garantissant
de finir ses jours dans cet antre bibliophile. Une concession à perpétuité en
somme. Ou bien la maison de retraite chez un autre anthropophage, généralement
proche conseil et ami de notre cher pagivore. Jalousie et rancune. A une
poignée de métastases près, j’aurais pu être des leurs. Enfin. Je suis toujours
là. Mais jusqu’à quand ? De méchants extra terrestres ont débarqué :
les e-books. Notre espèce serait-elle menacée ? En voie d’extinction ?
L’ordinateur trône sur le bureau. Ambiance digne du Silence des Agneaux. C’est
lui qui m’a laissé entendre que nous ne craignions rien. «Pour l’instant...»
a-t’il ajouté, narquois. Dois-je arborer une confiance aveugle en la fidélité
de mon Cannibale Lecteur ? Je reste sceptique. Comme l’indique mon titre.
Au final, « la seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute ».