Veilleur solitaire, je
vis en cage. Avec cet homme à peine perceptible pour vos yeux au début de notre
histoire, mais finalement repéré au panache de fumée exhalé de sa Gitane.
Allongé sur son lit, dans une morne et grisâtre mansarde. Cette pièce est ascétique,
presque carcérale, et dont je suis le seul signe d’humanité (un peu comme les
chats d’un autre lieu et d’un autre homme, le commissaire Matteï). Mon
patron est une personne quasiment invisible, comme son « métier »
exige qu’il le soit. Avec calme et rigueur, il enfile son trench-coat et se
coiffe méticuleusement de son feutre, le lissage des bords dudit chapeau comme
une signature indélébile. Tandis que son regard bleu acier affronte l’image
élégante et glaciale que le miroir renvoie. L’ambiance requise par M (comme
Maestro), est celle d’un hiératisme silencieux et captivant. Un OVNI du polar
si l’on se réfère aux autres films de la même époque, agités et tonitruants.
Durant quinze minutes, l’homme va et vient, sans jamais s’exprimer, presque
comme une ombre. Du presque jamais vu et encore moins entendu. Ce particularisme
qui sera la griffe de M (comme Majestueux). Jusqu’à l’apothéose des vingt sept
minutes aphones du casse de la place Vendôme dans cet autre fameux
« Cercle Rouge ». Les dialogues sont rares mais ils ont la précision
chirurgicale des actes de mon tueur de patron, et un rythme d’une justesse
implacable : « Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme
dans la main. C’est une règle ? Une habitude. » Rien à rajouter.
Les deux fenêtres au
dessus de ma geôle spartiate me laissent entrevoir les rues avoisinantes,
grises et désertes. Loin de la lumière réparatrice du jour. Débouchant de
sombres couloirs de gares désaffectées, j’imagine des passerelles métalliques,
ensoleillées comme des no man’s land où retentiraient les coups de feu d’une
rupture de contrat inopinée. Je troquerais volontiers l’atmosphère glauque
crachée par l’enseigne lumineuse intermittente de l’hôtel miteux d’en face
contre le corridor blanc immaculé menant aux appartements de cet ange noir, la
jolie pianiste croisée par mon maître qui le mènera à sa perte. L’éclat
artificiel et aveuglant des néons des couloirs du métro parisien avec
l’ambiance feutrée des salles de boîtes de jazz scintillantes. Comme dans
« L’armée des ombres », le climat baigne dans des éclairages
alternant clair et obscur. Si bien que l’on hésite toujours un laps de temps
conséquent avant de répondre si ces films sont issus de l’époque couleur ou
noir et blanc. Mon long métrage est auréolé d’une lumière gris-bleu tamisée,
froide comme un changement de plaques minéralogiques dans un lugubre garage de
banlieue à cette heure bien précise, vous savez, celle que l’on baptise
entre-chien-et-loup. Juste avant les ténèbres des rues éteintes. Cette
obscurité propice aux ombres clandestines tueuses de patron de club, la même
noirceur favorable aux adultères éthérés qui se convertissent en alibi béton.
L’homme se sert de mes
pépiements affolés comme d’une alarme face au danger représenté par d’éventuels
visiteurs. Un pacte muet nous scelle. Je m’enorgueillis du titre de seul être
vivant qui parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages
mystérieux, silencieux, d’une élégance sobre. On raconte qu’une nuit, M (comme
Magnifique) a eu la vision de cet homme allongé sur son lit avec votre
serviteur à ses côtés. Chacun dans une cage à sa mesure. Et qu’en a découlé le
chef d’œuvre dans lequel je figure pour l’éternité. Sachez enfin, que le
tournage se déroula dans les studios Jenner si chers à M (pour Melville), en
1967, des studios ravagés par un incendie et dans lequel je fus la seule
victime. Les décors durent être reconstruits en toute hâte pour finir le film.
Avec un sang froid que n'aurait pas renié Jeff Costello. La main qui m’a
nourri. Lui aussi succombera à la fin. Allant au bout de sa mission. Le chasseur
devenu proie. Une forme de suicide gagnant. Car il vous avait prévenu.
« Je ne perds jamais. Jamais vraiment ».