Soir
de semaine. La nuit a déjà enveloppé les immeubles. Seuls subsistent les néons blafards
des arrêts de bus. Dégueulés par les bouches de métro, les ultimes
retardataires de la soupe familiale « vingtheurienne » ont déserté ma
ville. C’est l’heure à laquelle je décide de sortir. J’ai rendez-vous. Avec un drôle
de personnage. Je n’avais pas remarqué et pourtant. Depuis le temps qu’il
chemine dans ma petite lucarne ou sur la toile immaculée de mon cinéma préféré.
Pas banal un bipède qui peut se métamorphoser en grenouille. Ce sourire aux
lèvres pincées qui se fend d'une oreille à l'autre. Les paupières légèrement
bombées sur ce regard bleu pouvant luire de bonheur ou de rage contenue. Mais
le son rauque de la voix qui déraille et se brise me fait oublier le batracien
pour me ramener à l’homme. Je suis venu écouter Richard Bohringer. Et Richard
Bohringer parle. Ou plutôt raconte. La magie opère. Pas de ces vieux
combattants qui radotent leur sombre et glorieux passé en geignant sur l’époque
actuelle, non. Bohringer ne relate ses errances qu’au présent. Il les
vit, les recrache comme des fléchettes propulsées de sarbacanes. En homme debout,
ivre de liberté. Un seul mot pour résumer tout ça : partage. Avec le
public. Enfin, plutôt avec chacun de nous devrais-je écrire. Parce qu’il te chope
à l’aide de ce fameux regard, de ceux qui te transpercent comme un cran d’arrêt
et te clouent dans ton fauteuil de simple spectateur de sa vie. Et il ne te
lâche plus. Toujours entre émotions et emportements. Et tu te laisses
facilement happer, embarquer sur son rafiot de fortune. D’infortune. Ses multiples
escapades africaines comme ses longues nuits au hasard des rues. Quand le griot
blanc et l’homme blessé ne font plus qu’un et te mettent tout sur la table.
Comédien,
écrivain, chanteur, Bohringer est avant tout un écorché vif. Un être comparable
à ces vieux volcans. La fièvre et la tourmente. Cracheur de feu. Des
éructations qui coulent comme de la lave en fusion avant le retour à
l’apaisement. Autant de profondes brûlures qui ne le laisseront jamais au
repos. Une personnalité complexe. Comme sa vie. A plus de soixante dix printemps,
il continue de se colleter avec elle. Bohringer, c’est un boxeur du quotidien. Pas
du genre à jeter l’éponge. Il encaisse, plie, met un genou à terre puis se
relève toujours au final. Le style de lascar à crever debout. Il ne tombera pas
tout seul. La faucheuse devra aller le chercher. Pas pressé de retrouver
« ses frères », ses compagnons de biture et de galère partis tutoyer
les anges. Son aéronef céleste, comme il dit. Un hymne à la vie, à la générosité. Le cœur et les poings qui
résonnent au rythme de ses coups de gueule, de ses doutes et certitudes, de ses
angoisses existentielles. De cette petite musique qui le guide loin de
l’aigreur ou de l’amertume. Au rythme des autres, aussi. La vérité dans
les rencontres. De celles qui vous font coucher à l’aube et bouffer du macadam.
Sans jamais poser les valises. Toujours sur la route. Aller voir ailleurs.
D’autres âmes. Un caractère de merde pour certains, du caractère d’après lui. Cette
puissance qu’on ne peut imaginer avancer à pas feutrés, sur du velours. Non,
Bohringer, ce sont forcément des portes qui claquent. Le bruit et la fureur. De
vivre. Résistant. Animal. Indomptable. Loin du profil amphibien que je
lui prêtais au début de ce billet, hein ? Enfin, je croaaa…
Deux
heures et quelques demis plus tard, je rejoins ma tanière. Empreint de ce
sentiment d’avoir croisé un de ces derniers loups. Une espèce en voie de
disparition qui se baladerait au milieu des chasseurs de rêves. Une dernière
fois braver le danger de l’immobilisme. Narguer les conformistes par ce rictus
taillé au rasoir. Putain, c’est beau un homme qui vit.